Peut-on financer notre modèle social uniquement grâce à l'emploi ?
Usage et mésusage des politiques de l'emploi
Travailler plus est souvent vu comme un moyen de financer un modèle social en manque de ressources. Cette idée repose sur le fait que, toute chose égale par ailleurs, la croissance de la richesse nationale par habitant d’un pays est la somme de la croissance de la productivité horaire du travail et de la quantité des heures travaillées. Alors que la croissance de la productivité ralentit, travailler plus permettrait donc financer plus de choses à taux de prélèvement inchangé. Mais ce raisonnement a deux limites. D’abord, la productivité horaire et la quantité des heures travaillées ne sont pas indépendantes. Ensuite, cette relation n’est pas unidirectionnelle, la quantité des heures travaillées est aussi le produit des politiques macroéconomiques.
L’un des leitmotivs les plus persistants de notre politique économique est qu’il faudrait travailler davantage pour pouvoir financer notre modèle social. C’est ce qu’a notamment récemment affirmé Antoine Armand, notre ancien ministre de l’économie, mais il est possible sans effort de retrouver des affirmations similaires chez les les ministres précédents.
Ce raisonnement repose sur une identité assez simple: toute chose égale par ailleurs, la croissance du PIB par habitant d’une nation est égale à la somme de la croissance de la productivité horaire du travail et de la croissance des heures travaillées par habitant. Cette dernière est elle-même la somme de la croissance de quatre principaux composants: le nombre d’heures par travailleur, le taux de chômage des actifs, le taux d’activité de la population en âge de travailler et le pourcentage de la population en âge de travailler. Travailler plus en jouant sur l’une de ces quatre marges nous rendrait donc plus riche et permettrait de financer un modèle plus généreux à moyen constant.
C’est à cette aune qu’il faut comprendre la focalisation de notre politique économique sur l’augmentation des heures travaillées, et analyser la proposition d’une nouvelle journée de solidarité, l’objectif d’un chômage à 5% en 2027 et le renforcement des contrôles pour les bénéficiaires du RSA et les demandeurs d’emploi dans la loi Plein emploi qui devrait rentrer en vigueur cette année. Dans un pays dont le taux de prélèvement obligatoire est considéré comme trop élevé, et où les acquis sociaux sont aprement défendus, augmenter les heures travaillées paraît être le seul moyen de continuer à financer le modèle social français sans augmenter structurellement le niveau de la dette publique.
En soi, l’identité à la base de ce raisonnement est difficilement contestable. Ceci dit, on aurait tort de s’en servir comme seul guide. Il y a deux raisons à cela.
D’abord, les composants de cette identité ne sont pas indépendants: augmenter l’un peut se faire au détriment des autres. Augmenter le taux d’emploi peut entraîner une réduction de la productivité horaire si cela se traduit par l’entrée de travailleurs moins performants sur le marché. Travailler plus longtemps peut, quant à lui, s’avérer contre-productif en cas de surmenage ou inefficace si la demande effective ne suit pas. De même, intensifier le travail pour accroître la productivité peut décourager l’entrée de nouveaux actifs. Il n’est donc pas rigoureux par exemple de s’imaginer la France avec le taux d’emploi de l’Allemagne sans prendre en compte les éventuelles conséquences que cela aurait. Le type de décomposition de la richesse par habitant à la base de ce raisonnement est utile en tant que description des grandes évolutions macroéconomiques mais peut amener à surestimer les effets d’une marge ou l’autre si l’on oublie leur interrelations.
Un bon exemple de cela est le fait que l’augmentation du taux d’emploi en France depuis plusieurs années n’a pas eu l’effet escompté sur la soutenabilité financière de notre modèle social. Depuis 2013, le taux d’emploi des 15-64 ans a augmenté de plus de 4 points en France (voir Graphique ci-dessous).
Taux d'emploi des 15-64 ans en France et dans l'UE-27
Source: INSEE
Si cette augmentation n’est pas plus impressionnante que dans la moyenne des pays européens (le taux d’emploi y a augmenté de 8 points sur la même période), elle reflète tout de même l’augmentation importante du taux d’emploi de deux populations: les 15-24 ans et les 55-64 ans, en grande partie du fait de politiques mises en place depuis plusieurs années: le développement de l’apprentissage et les réformes successives du système des retraites depuis le début des années 2000.
Taux d'activité par âge depuis 1975
Source: INSEE
Toutefois, comme le rappelle une publication récente sur le blog de l’INSEE, la France accuse aujourd’hui un déficit de productivité de l’ordre de 5,5 points par rapport à la tendance précédant la crise sanitaire. Environ la moitié de ce recul (qui est beaucoup plus important que dans les autres pays européens) s’expliquerait par le changement de composition de la main d’oeuvre: l’entrée de nombreux alternants, mais aussi de personnes plus éloignées du marché du travail, dans l’emploi aurait entraîné une baisse de la productivité horaire. Par conséquent, malgré des performances en termes d’emploi supérieure à celle de ses voisins depuis 2019, le PIB français n’a pas plus augmenté que la moyenne en Europe. On pourrait interpréter l’enrichissement de la croissance en emploi comme le signe du succès des politiques d’augmentation du taux d’emploi en France mais c’est surtout un échec s’il s’agissait de mieux financer de notre modèle social, d’autant plus que les politiques de soutien à l’apprentissage par exemple n’ont pas été sans coût.
Ensuite, la relation entre richesse et quantité de travail n’est pas unidirectionnelle : ce sont aussi les évolutions de l’activité qui détermine le niveau de l’emploi et la quantité d’heures travaillées. Le niveau de l’emploi répond évidemment aux cycles économiques, mais cette relation est aussi structurelle. Une demande effective faible, que ce soit pour des raisons conjoncturelles ou bien à cause de sous-investissements chroniques affecte aussi le niveau de l’emploi. Dans un discours remarqué en décembre 2024 à la conférence annuelle du CEPR à Paris, Mario Draghi a expliqué la faiblesse structurelle des pays européens depuis le début des années 2000 par leur recherche de la compétitivité prix grâce à une croissance salariale faible. Cette approche a, selon lui, conduit à une faiblesse persistante de la demande intérieure et de l’investissement.
En France, cela s’est traduit, au nom de l’emploi, par une politique d’allègements salariaux depuis les années 1990 qui, comme le rappelle le rapport de la mission Bozio et Wasmer, ont bénéficié en premiers lieux aux employeurs de salariés proches du Smic et à des secteurs à faible valeur ajoutée. Les autres avatars de cette approche est la création en 2008 du statut d’autoentrepreneur et le renforcement des contrôles des chômeurs et des bénéficiaires des minimas sociaux avec comme objectif l’intégration sur le marché du travail.
La confusion vient peut-être du fait qu’il est facile de confondre un taux d’emploi élevé avec le plein emploi. Le plein emploi correspond en théorie à l’utilisation optimale de la force de travail. Mais si les travailleurs en emploi sont enfermés dans des emplois improductifs, peut-on alors parler de plein emploi ? Augmenter le taux d’emploi ou les heures travaillées ne suffit pas, encore faut-il avoir une politique macroéconomique compatible.
Mais si les politiques d’emploi ne sont qu’une piètre politique de financement de notre modèle social, quelle est leur utilité ? Sans rentrer dans les détails, qui méritraient un nouvel article, au-delà de ses effets sur les finances publiques, l’emploi, et surtout le bon emploi, est désirable. Le manque d’emploi est la première cause de pauvreté en France, mais il est aussi émancipateur. Le rôle des politiques publiques de l’emploi est de corriger les déséquilibres et les conséquences néfastes des dysfonctionnements du marché du travail pour permettre à tous ceux qui le souhaitent d’avoir accès à cette émancipation. Le but de ce blog est d’explorer les différentes façons d’y arriver.