Qu'est-ce que le travail ?
Un temps contraint, un facteur de production, et une activité sociale
Le travail est à la fois un temps contraint, un facteur de production, et une activité socialement marquée. Parler du travail nécessite donc de considérer un ensemble d’activités bien au delà du seul travail salarié ou rémunéré.
Comme il s’agit de mes premieres publications ici, il me semble bon de revenir sur quelques principes fondamentaux. En particulier, sur les manières dont il est possible de penser le “travail”.
Pour commencer, il faut envisager, il me semble, le travail comme une utilisation contrainte de notre temps. Il s’oppose en cela au temps de loisir, qui est librement employé par l’individu. C’est peut-être sa compréhension la plus répandue: on apprend en général à l’école qu’en français, le mot travail vient du latin tripalium, qui était un instrument de torture sensé immobiliser les malheureux. C’est d’ailleurs de cette façon que les microéconomistes l’envisagent le plus souvent, à travers l’arbitrage entre loisir et travail. Dans le cadre du droit, cette définition soulève évidemment de nombreuses questions sur ce qui peut être considéré comme temps de travail ou non. Par exemple, le temps d’astreinte n’est pas considéré comme du travail effectif, mais il doit néanmoins être rémunéré et encadré. Cette question a été au centre d’un arrêt récent de la Cour de Justice Européenne concernant le temps de travail des militaires.
Cette première approche est intéressante car elle élargit déjà la notion de travail au-delà du monde professionnel. Quand on regarde l’enquête emploi du temps en France en 2010, on remarque par exemple que le travail n’épargne pas les chômeurs ou les inactifs: le temps libre moyen par jour et par catégorie varie entre 3h30 pour les hommes indépendants et 6h38 pour les hommes chomeurs. Si les femmes au foyer ont un temps professionnel et de formation quasi nul, elles compensent par un temps domestique contraint largement supérieur aux autres catégories. Le temps étant une ressource par nature limitée (il n’y a que 24h dans une journée), les différentes formes de travail rentrent, de plus, en concurrence. Comme le montrent par exemple Garnero et al. (2014), du fait d’une répartition inégale du travail domestique, les femmes se tournent plus souvent vers le temps partiel et des formes de travail plus flexibles.
Mais le travail n’est pas seulement une contrainte sur notre temps : il est aussi une ressource productive essentielle. Le travail peut être vu comme un facteur de production comme un autre. Allié au capital, il permet au producteur de créer de la valeur ajoutée. En ce sens, il peut même se comprendre comme un anti-capital, c’est à dire comme tout facteur de production qui n’est pas un stock de bien ou de richesse. C’est sous cet angle que le macroéconomiste l’envisage le plus souvent. Cette dimension a aussi des frontières floue. Faut-il considérer les données que nous générons – souvent inconsciemment – comme le produit du travail, et donc les rémunérer ? C’est la question que pose notamment Arrieta-Ibarra et al. (2018) dans un article stimulant.
Cependant, réduire le travail à une simple ressource productive néglige son rôle fondamental dans la structuration des relations sociales. Les deux visions présentées jusqu’ici convergent si l'on définit le travail comme toute activité contribuant à la reproduction sociale. Le travailleur assure la pérennité du processus de production dont il fait partie. Au centre de cette relation, il y a un contrat, avant tout social, qui promet une rémunération, qui n’est pas que monétaire, en échange du temps du travailleur. Cette vision invite à étendre le champ de ce que l’on considère comme travail au-delà du seul salariat à une multitude contrats sociaux plus ou moins implicites: le travail domestique par exemple, mais aussi toute activité bénévole, consciente ou pas, ou bien même encore, le travail forcé.
Cette approche sociale du travail peut paraître tomber sous le sens, mais elle a plusieurs conséquences dans le contexte des politiques de l’emploi, par exemple:
Elle signifie d’abord que les personnes que l’on considère en dehors du marché du travail ont une influence sur celui-ci, le plus souvent en libérant du temps pour d’autres. Anstreicher & Venator (2022) montre par exemple qu’aux Etats-Unis, l’emploi et le revenu des femmes vivants dans la même ville que leurs parents, et en particulier leur mère, diminue moins à la maternité car ceux-ci participent à prendre soin des enfants. En France, Bonnet et al. (2018) montrent que dans les couples cohabitants, la répartition inégale des tâches domestiques joue un rôle clé dans les inégalités femmes-hommes et influence directement l’offre de travail des hommes. Les politiques d’extension du temps de travail (salarié) ont donc des effets de bord qu’il faut aussi prendre en compte.
Elle conduit à ne pas sous-estimer le coût des transitions et du chômage. La valeur d’un emploi dépasse sa rémunération, et en changer, soit volontairement, soit involontairement, signifie aussi changer de position sociale, ce qui peut être personnellement coûteux. Borgschulte & Martorell (2018) étudient par exemple la décision de réengagement des soldats américains en fonction du taux de chômage dans leur état d’origine: les jeunes vétérans sont prêts à échanger jusqu'à 3 % de leur salaire militaire afin d'éviter une augmentation d'un point du taux de chômage dans leur État d'origine au moment de leur sortie. De même, cela explique peut être pourquoi les politiques françaises permettant d’accompagner la transition sur le marché du travail n’ont rencontré que peu de succès. D’après un rapport de France Stratégie, seulement 332 dossiers individuels Transco ont été déposés en 2022, les dispositifs de Démission-Reconversion ont concerné moins de 20 000 personnes en 2022 et, alors qu’il était censé être un service universel, le CEP n’a accompagné que 150 000 actifs cette même année. Pour la majeure partie des personnes, le coût d’opportunité des transitions professionnelles paraît donc plus élevé qu’on ne pourrait le penser.
Décision de réengagement et chômage dans l’Etat d’origine
Source: Borgschulte & Martorell (2018)
En définitive, et c’est peut être le plus important, quelles que soient les circonstances (IA, automatisation, corne d’abondance, etc.), le travail peut évoluer, mais il ne disparaîtra pas. Tant qu’il existera un cadre social à entretenir, il prendra une forme ou une autre. En ce sens, la plupart des discours déplorant sa disparition, regrette en réalité sa métamorphose, même s’il y a bien eu une croissance du temps de loirsir depuis le XIXe siècle (mais ce sera probablement le sujet d’un futur post).